dimanche 18 décembre 2016

Soeurs de Sang (roman feuilleton). Episode 1



 



 
 
 


Episode 1

Tout s’est passé très vite. Alcides se souvient d’un cri, d’un éclat de verre et d’une couleur. Le cri est féminin, lancinant. La couleur est plus intense que le sang et se déploie comme un lambeau. Sous l’effet de la stupeur, il cède au réflexe de l’homme moderne; il saisit son smartphone et prend un cliché. De quoi au juste ? Il ne sait pas. Il tend une antenne vers ce condensé de vie qui fait éruption, il capte une onde qui se propage. L’instant d’après, deux hommes le bousculent en sortant d’un café. Il lève la tête et voit l’enseigne: « Noir Tango ». Et c’est encore la couleur qui apparaît derrière la vitrine, violette, lie-de-vin, qui flotte dans le silence. L’homme, parti en trombe, a déjà disparu à l’angle de la rue.

Il comprend que quelque chose de grave vient de se passer. Un crime, un braquage. Il hésite. Il finit par rentrer. La scène qu’il découvre ressemble à une peinture naïve, sans relief et sans perspective. Un homme git au sol. Chauve, corpulent. Enorme. Du sang se répand autour de sa face convulsée. Une femme est recroquevillée contre le mur. On ne perçoit qu’une chevelure raide, teintée de roux. Et puis il y a ce vieux monsieur assis qui soulève une tasse de café entre le pouce et l’index. Le geste est interrompu. On dirait qu’il contemple un rêve, une saveur. Il retient ce qui subsiste après la mort, fragile et dérisoire.

Alcides cherche désespérément de l’aide, mais il n’y a personne derrière le comptoir. Les employés ont déserté. Soudain, la porte s’ouvre. Il se retourne et voit une autre femme qu’il n’avait pas remarquée auparavant. C’est elle qui porte la couleur, une écharpe pourpre qui traîne dans son sillage. Elle a déjà tourné la tête. Ses talons claquent sur le pavé. Alcides n’a pas le temps de s’attarder sur cette vision. Il comprend que l’homme a son compte. Alors, il s’approche de la jeune fille qui tremble et sanglote. Il voit ce qu’elle cache entre ses doigts, la blessure qui glapit contre son ventre. Il saisit son poignet. Sans qu’il s’en aperçoive, un homme a fait irruption à ses côtés. Il dit qu’il est médecin et se met aussitôt au travail. Il écarte les lèvres de la plaie qui crache très peu de sang. Alcides respire son haleine douceâtre. Il tient toujours cette petite main froide. Il s’y accroche. Encore et encore. Aussi longtemps qu’il peut. Mais il a perdu la notion du temps. Il lui semble que la police, les secours, ont rappliqué en quelques minutes au son de leurs sirènes hurlantes, même si cette attente lui a paru interminable. Il a l’impression que tout ce monde se disperse subitement, que l’agitation se dissipe comme la brume d’un rêve. Et alors qu’il va se réveiller et peut-être tout oublier, il sent encore la poigne de la fille qui remet un téléphone portable entre ses mains.

-  Trente-neuf, quinze, soixante-neuf… Il est dans l’avion… Il faut l’appeler.

La voix étouffe déjà sous un bruit de velcro et de sangles qui se referment. Il suit la civière et se retrouve seul dans la rue après le départ de l’ambulance. Il regarde l’écran. Le téléphone vient de se verrouiller. Il comprend que la série de chiffres correspond au code et s’efforce de se le remémorer. Trente-neuf, guerre mondiale. Quinze… Quinze avril, l’anniversaire de Dani… Soixante-neuf… On a marché sur la lune. Sa mémoire se révèle extraordinaire, comme galvanisée par la violence des événements. Qui est cette fille ? Qui doit-il appeler ? Comment s’annoncer ? Au nom de qui ? Il est dans l’avion… Cela veut dire qu’il n’est pas joignable en ce moment. Ce « il », qui est forcément l’homme qu’elle aime et qui vole dans le ciel en provenance de nulle part, vers une destination inconnue.

 

De retour chez lui, Alcides reste plusieurs heures allongé sur son lit, en gestation, dans le ventre de cet immeuble où les bruits se condensent, se cristallisent avant de pouvoir rendre le moindre écho. Des pensées germent, avortées avant même de parvenir à sa conscience. Des sentiments de frayeur, de désespoir et d’extase se fraient un passage à travers les couches plus denses de la raison, alors qu’il s’efforce de reconstituer le film des événements. Mais si sa mémoire a tout gardé, elle restitue les choses en vrac. Des éclaboussures, des couleurs… Encore ce violet qui prend le dessus sur le rouge, plus profond, plus froid que le sang. Il repasse plusieurs fois la séquence de quelques secondes qu’il a captée avec son smartphone. On distingue effectivement une femme derrière la vitrine, d’allure plus âgée que celle qu’il a côtoyée de près. Les cheveux noirs, l’écharpe pourpre, rappellent les tons de la nuit. Le visage apparaît singulièrement pâle, telle une lune qui menace de s’éteindre avec le jour. Il essaie encore de se souvenir de la silhouette qui s’est esquivée au moment où il se retournait. Seule subsiste une ombre. Un bruit, le claquement des talons. Elle a tout vu, tout entendu. Elle emporte ces images, elle se détourne de cette scène, telle la mort elle-même qui ne voudrait pas de cette offrande.

La mort… Il pense à l’autre femme, si jeune, aux palpitations de cette plaie qui répand son souffle viscéral. Est-elle encore en vie ? Il se souvient de la lourde responsabilité qui lui incombe et saisit le téléphone. Il compose le code et se rend compte qu’elle ne lui a pas donné de nom ou de numéro. Dans le carnet d’adresses, il lit « Monamour » parmi une liste de diminutifs féminins. Cela doit être cela. Il appuie sur la touche d’appel. La sonnerie retentit quatre fois avant qu’une voix d’homme ne se fasse entendre.

- Sibylle, chérie, je viens d’arriver. Pas encore eu le temps d’appeler. Je serai là d’ici une heure.

- Je ne suis pas Sibylle.

Il reprend sa respiration dans le silence qui s’ensuit. Son interlocuteur est trop abasourdi pour poser la moindre question. Il s’efforce de répondre à cette interrogation muette.

- Elle est à l’hôpital… Un accident. Enfin, non : un attentat. Elle s’est trouvée là par hasard… Une blessure au ventre. Ce n’est pas grave, rassurez-vous. Enfin, je ne sais pas. Elle est à l’hôpital.

- Mais qui êtes-vous, non de Dieu ?

- Je ne sais pas… Je veux dire, je m’appelle Alcides Forbin… J’étais dans le café quand…

- Quel café ? Où est-elle ? Quel hôpital ?

Il se rend compte qu’il n’en a pas la moindre idée.

- Je ne sais pas… Je ne sais pas… C’était au café de…. Appelez la police… Mais dites-moi, quel est son nom ? Comment s’appelle-t-elle ?

On a déjà raccroché. Il doit lui rendre ce portable et ne sait rien d’autre que son prénom… Sibylle… Il y a des milliers de Sibylle… Une fille de vingt-cinq ou trente ans avec une chevelure aux reflets fauves. « Noir Tango ». Le nom du café lui revient à l’esprit. On a dû l’emmener au centre hospitalier de la zone ouest qui est le plus proche de ce quartier. Que faire ? Rappeler ? Ce n’est certainement pas le moment.

 

Il regarde les petites icônes sur l’écran. Il est tenté d’explorer la galerie photo, mais un sentiment de pudeur le retient. Il va prendre l’air sur le balcon. L’après-midi touche à sa fin. C’est l’instant le plus lumineux qui précède le crépuscule. Depuis le cinquième étage, il a une vue qui embrasse tout le parc et le sous-bois qui s’étire jusqu’aux abords du centre-ville. Une équipe de juniors s’entraîne sur le terrain de football. Des enfants s’amusent sur la place de jeu, tandis que des mères flânent sur les bancs. Il est alors témoin d’une scène banale et quotidienne qui a lieu sur la place devant la grille du parc. Deux hommes disputent une partie sur l’échiquier géant. Un peu plus loin, un artiste termine une fresque à la craie sur le bitume. C’est un visage de femme avec des cheveux ondulés, des yeux grands ouverts, et un insecte, une sorte de scarabée qui se pose sur son front. Les nuances des couleurs crayeuses se révèlent avec la distance, comme émergeant d’un flou. Sans réfléchir, il saisit le smartphone de Sibylle et prend un cliché. La photo est réussie. Le tableau est figé dans une intense précision, avec la lumière toute proche qui le recouvre comme un givre. Il songe à la rosée, au gel, à la pluie qui, tôt ou tard, viendront tout effacer. Mais l’image subsistera; il ne la supprimera pas. Peut-être qu’elle la verra… Oui, sans doute, elle la verra un jour en parcourant la galerie photo de son portable.

 

Il retourne dans le salon. L’ombre déjà tapie à l’intérieur annonce le soir. C’est l’heure du dîner. Il n’a pas faim. Il se retrouve soudain nez à nez avec son téléviseur. Les informations… Comment n’y a-t-il pas songé plus tôt ? Il zappe sur toutes les chaînes. Mais non… Séries, publicités, débat politique, documentaire animalier… Le monde continue de babiller, se trémousser, pendant qu’une petite bouche muette crache un peu de sang, comme si elle voulait parler d’une vie fragile, indécise, sans trouver les mots pour l’exprimer.

 

C’est enfin le journal de vingt heures et la nouvelle fait la une.

« Acte terroriste. Un professeur de latin-grec assassiné à l’arme blanche. Deux autres personnes blessées. Deux hommes viennent d’être interpelés. L’attentat n’a pas encore été revendiqué. »

 

Non, il n’a pas rêvé. Des images défilent. Un homme qu’il ne reconnait pas et qu’on présente comme le tenancier du bar décrit la scène. On voit les fourgons de la police et l’ambulance, un corps enveloppé dans une housse rouge sur une civière. La chevelure qui dépasse est plutôt terne. Est-ce bien elle ? Serait-elle différente de ce qu’il a perçu, imaginé peut-être, dans ce trop-plein de couleurs intenses ?

 

Le portable de la jeune fille se met à sonner. Alcides s’approche, le cœur battant, sans oser porter la main vers l’appareil. Le numéro qui s’affiche n’est pas celui de l’homme à qui il a parlé. Il compte les sonneries, mélodieuses, personnalisées, insistantes. Neuf au total. Quelque secondes plus tard, un signal sonore retentit. Il hésite un instant, puis appuie sur la touche de la messagerie, avec ce sentiment de culpabilité qui lui rappelle son enfance.

« Vous avez trois nouveaux messages. »

 

Aujourd’hui, 20h.17

« Hello, tu ne m’as toujours pas répondu pour jeudi. Pour le resto chinois, y a Asia Garden, vue panoramique à l’étage, bons reviews. Sinon, le Canard Tonkinois, bien aussi, moins cher. Bises. Inès. »

 

Aujourd’hui, 19h.38

« Pouvez-vous SVP me rappeler concernant l’annonce pour le vélo d’appartement (post 534713). Merci. »

 

Aujourd’hui, 19h.04

« Ciao ma grande, Prague by night. Virée sur le pont Charles avec Greg. Shopping extra. Soeurette. »

 

Une photo accompagne le message. Un selfie. Une jeune fille tout sourire devant la vitrine d’un magasin de marionnettes. Une main gracieusement levée comme si elle dansait en tenant les fils invisibles des poupées suspendues. La chevelure est plus claire, permanentée aussi. Alcides s’efforce de trouver quelque similitude dans les traits du visage, joufflu, plein de vie. Trop rose à cause du flash et de la lumière artificielle en arrière-plan.

 

Il repose l’appareil. Une immense fatigue l’accable soudain. Il se laisse choir sur le lit, bras écartés, et ferme les yeux. Parmi les ombres qui se bousculent dans sa tête, une silhouette prend les devants, s’impose avec violence. L’homme qui a failli le renverser en se précipitant hors du café. Alcides est incapable de lui attribuer un visage. Il se rend compte que la scène projetée dans sa mémoire alterne des couleurs vives, obscènes et sans nuances, avec des plages obscures, à l’emporte-pièce. Le mouvement est présent, mais complètement figé. Une sorte de contrecoup, une secousse qui reste contenue dans le vase clos de sa conscience. Il s’attend à ce que cette tension éclate. Alors, il perçoit une chose étrange. La résolution de cette tension, la reprise du mouvement et de la vie, là où on ne les attend pas. Le vieillard qui se trouve au centre du tableau, assis à une table ronde… Il reprend le geste interrompu. Il porte la tasse de café à ses lèvres, puis la repose délicatement sur la soucoupe. Une petite cuillère tinte au contact de la porcelaine. Cette onde s’enlise dans les strates du silence. Il n’y a plus personne derrière le comptoir et dans la salle. Le bar est fermé. « Noir Tango » … Il y a encore de la lumière à l’intérieur. Des passants longent la vitre sans y prêter attention.

Alcides est toujours allongé sur son lit. Il n’a pas eu la force d’éteindre la lumière. A la fatigue succède maintenant une tristesse immense. Un vertige. Il implore le sommeil, la nuit. Qu’elle jette sur eux tous son voile pudique, à défaut de tout effacer.

mercredi 14 décembre 2016

"La mort digne" (Roman, Bernard Campiche Editeur, 2003)


Albert Biollaz, officier instructeur de carrière de l'armée suisse, vit une retraite aisée et heureuse en compagnie de son épouse et de son fils, Vincent, étudiant en lettres. Atteint d'une maladie incurable, il prend contact avec une association nommée S.O.S. (Sterben Ohne Schmerzen). Il désire organiser son départ de ce monde, comme il a mené toute sa vie. Peu à peu, Albert Biollaz s'égare, perd ses certitudes et se retrouve seul face à la " Grande Faucheuse ". Pour son premier roman, totalement fictif, Frédéric Lamoth dresse un portrait très ironique de la société helvétique, entre armée, service à la Patrie et vie simple. Sans jamais être méprisant, l'auteur nous touche par la justesse de son regard sur une certaine Suisse, aujourd'hui en grande mutation. Le roman marque aussi en profondeur par son sujet délicat et douloureux : organiser sa propre mort et y faire face.

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"Les sirènes de Budapest" (Roman, Bernard Campiche Editeur, 2004)


Dans Les Sirènes de Budapest, Frédéric Lamoth dresse avec beaucoup d'intelligence et d'émotion le portrait d'une génération de réfugiés hongrois venus en Suisse en 1956. Le thème des Sirènes de Budapest est la mémoire, mémoire que les anciens cherchent à transmettre aux jeunes, qui n'en sont pas toujours conscients. Ici, le lien se tisse autour d'une langue et d'un pays d'origine communs, le hongrois et la Hongrie. Le narrateur, un étudiant, n'avait jamais pris conscience du passé de ses parents et des incidences de l'Histoire sur leurs vies. C'est un homme de soixante-huit ans qui va le lui faire découvrir.

Traduction hongroise: Budapesti ködharangok (Traduit par Füzesi Piroska), éd. Aeternitas 2006

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"Orion" (Roman, Bernard Campiche Editeur, 2008)



Un hôtel à Genève. Des clients de passage, dont on ne retient qu’une impression fugace, une séquence de faits et gestes. Un vieux professeur aveugle qui disparaît mystérieusement en laissant des extraits de textes anciens en guise de testament. Un écrivain qui s’efforce de donner sens à cette histoire. L’enquête nous entraîne à tâtons dans la nuit des temps, aux sources de notre civilisation, à l’époque où Genève était la capitale d’un royaume burgonde, où des légions oubliées défendaient les frontières d’un empire fantôme. Le récit peu à peu prend forme à partir de liens invisibles qu’on tisse entre des points de lumière dans l’obscurité, comme une constellation.

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"Sur fond blanc", (Roman, Bernard Campiche Editeur, 2013)



Deux femmes, Claire et Diane, ont fait leur formation dans l’hôtellerie dans un pensionnat à la montagne et elles se revoient plus de vingt ans après… Unions, vie quotidienne, elles évoquent leur chemin de vie et leurs impressions personnelles du passé.

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lundi 12 décembre 2016

"Lève-toi et marche" (Roman, Bernard Campiche Editeur, 2016)





 Qu’est-ce qui pousse Samuel, une jeune recrue accomplissant son service militaire, à quitter la caserne en pleine nuit, alors que ses camarades dorment autour de lui? La place est déserte, seuls les sapins montent la garde sur les collines, une rivière court dans le sous-bois. Commence alors une longue cavale dans la campagne vaudoise. Une traque qui nous fait découvrir l’envers du décor, la face cachée d’une Suisse tranquille et ordonnée. L’odyssée se poursuit sur des chemins parallèles, à travers des scènes vivantes, résurgences du passé, réminiscences, des paysages captivants, parfois troubles et obsédants, hantés par l’amour et l’abîme d’un sentiment. Quête identitaire et fuite de soi. Itinéraire existentiel ou déni d’une mort annoncée. L’histoire d’un déserteur, qui répond à un appel des origines: Lève-toi et marche, qui nous entraîne jusqu’au bout de ce voyage à travers soi, au milieu de nulle part. 

Sélection du Roman des Romands 2017-2018

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